Les musées, bibliothèques, services d’archives et autres institutions culturelles jouent un rôle inestimable dans la conservation et la mise à disposition des collections, et sont confrontés, ce faisant, à un certain nombre de questions de propriété intellectuelle, notamment dans un environnement numérique. Lorsque les collections concernent des éléments du patrimoine culturel ou des “expressions culturelles traditionnelles”, ces questions sont souvent plus spécifiques et encore plus complexes.
Les peuples autochtones et les communautés traditionnelles se disent préoccupés par le fait que le processus de conservation des expressions culturelles traditionnelles – la fixation et la présentation d’un chant traditionnel ou d’un symbole tribal, par exemple – peut lui-même favoriser l’usage abusif ou l’appropriation illicite.
Le présent article illustre par un exemple fictif les questions de propriété intellectuelle soulevées par la protection du patrimoine culturel. Il s’inspire en partie d’une étude de cas tirée d’un ouvrage de Jane Anderson intitulé “Access and Control of Indigenous Knowledge in Libraries and Archives: Ownership and Future Use”.
Visite à la communauté X
Dans les années 60, Mme Y., chercheur s’intéressant à l’étude des cultures traditionnelles et de leur symbolique, se rend dans la communauté X. Au cours de sa visite, elle filme et enregistre une importante cérémonie. Un aîné respecté, chef de la communauté X., figure dans ses enregistrements sonores et visuels. En tant qu’auteur de ces enregistrements, Mme Y. est titulaire des droits protégeant ces œuvres ainsi que des objets de droits connexes.
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La cérémonie X peut être qualifiée d’expression culturelle traditionnelle. Selon le projet de dispositions relatives à la protection des expressions culturelles traditionnelles ou expressions du folklore, on entend par “expressions culturelles traditionnelles” ou “expressions du folklore” toutes les formes, tangibles ou intangibles, d’expression ou de représentation de la culture et des savoirs traditionnels. Les expressions culturelles traditionnelles sont le produit d’une activité intellectuelle créative, qu’elle soit individuelle ou collective. Elles sont caractéristiques de l’identité culturelle et sociale et du patrimoine culturel d’une communauté et conservées, utilisées ou développées par cette communauté ou par des personnes qui, conformément au droit et aux pratiques coutumiers de cette communauté, en ont le droit ou la responsabilité.
Les collections d’expressions culturelles traditionnelles conservées dans les institutions culturelles sont des témoins d’une valeur inestimable de l’histoire des communautés et de traditions anciennes qui font partie intégrante de l’identité et de la continuité sociale des peuples autochtones. Elles attestent l’histoire, les traditions, les valeurs et les croyances des communautés. Il arrive souvent que ceux qui recensent ces expressions culturelles traditionnelles soient des chercheurs extérieurs aux communautés. Dans de nombreux cas, les droits protégeant les films, enregistrements, photographies, etc., ainsi réalisés – tant les supports que leurs contenus – appartiennent à ces personnes, et non aux communautés. N’étant pas propriétaires des contenus, les communautés estiment souvent qu’elles ont perdu toute influence les concernant.
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Une vingtaine d’années plus tard, le fils de l’aîné respecté, chef de la communauté X., compose une chanson au sujet de sa communauté, et décide de réaliser, pour l’accompagner, un clip vidéo montrant des images de son père. Les films de son père sont rares, mais il se souvient qu’une anthropologue était venue dans la communauté des années auparavant, et finit par trouver les enregistrements réalisés par cette dernière au centre d’archives de son pays. À sa demande, les archives envoient une copie de ces enregistrements à la communauté, sans s’informer de l’utilisation qui en sera faite. Le fils du chef intègre dans son propre clip une scène de la cérémonie filmée dans les années 60.
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A-t-il été porté atteinte au droit d’auteur? Vu que personne n’a demandé à Mme Y. l’autorisation d’insérer dans un vidéoclip des extraits de son enregistrement protégé, c’est presque certain. Bien sûr, le fils du chef et l’archiviste qui a fourni les extraits de film ne se rendaient pas compte qu’il était illicite de faire une copie de l’enregistrement et de l’utiliser dans un clip vidéo. Ce dernier ayant été réalisé pour accompagner une chanson destinée à être commercialisée, il est peu probable, malgré l’objectif culturel sous-jacent, qu’une exception ou limitation au droit d’auteur puisse s’appliquer dans ce cas.
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Le film original de la cérémonie des années 60 est important pour la communauté, qui a même l’intention de le numériser et de le mettre en ligne sur son site Web. Ce film est destiné à être un outil éducatif pour les générations futures de la communauté. Mme Y., la titulaire du droit d’auteur, a toutefois des idées bien arrêtées en ce qui concerne les destinataires des éléments et ceux qui peuvent y avoir accès. Elle gère ses droits d’une manière rigoureuse et exerce un contrôle inflexible sur ses enregistrements.
Tout cela conduit à des relations tendues entre la communauté et Mme Y. ainsi que le centre d’archives qui détient les films et enregistrements originaux. Quelle forme devraient prendre les négociations entre la communauté, Mme Y. et le centre d’archives dans une telle situation? Comment peut-on s’y prendre pour concilier des droits et des intérêts apparemment aussi conflictuels?
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Les peuples autochtones et les communautés traditionnelles tiennent à avoir accès à tous les éléments relatifs à leur culture, de manière à ce que ceux-ci puissent être réinterprétés et acquérir une signification nouvelle. Le processus de création de cette nouvelle signification est toutefois susceptible de porter atteinte aux droits d’auteur protégeant ces éléments. Dans ces conditions, qui devrait être autorisé à prendre des décisions concernant les films et enregistrements en question? L’anthropologue? La communauté? Le centre d’archives?
Les titulaires de droit d’auteur peuvent exploiter leurs œuvres comme ils l’entendent dans les limites de la loi, et interdire aux tiers de les utiliser sans leur consentement. Ils disposent du droit exclusif d’autoriser leur exploitation par des tiers, sous réserve des droits et intérêts légitimes de ces derniers, lesquels sont souvent ancrés dans les exceptions et limitations au droit d’auteur. L’exploitation par les peuples autochtones et les communautés traditionnelles peut toutefois sortir du cadre des exceptions et limitations au droit d’auteur.
De plus en plus, les peuples autochtones et les communautés traditionnelles souhaitent prendre davantage une part directe à l’enregistrement, à la présentation et à la représentation au public de leur propre culture. Ils aspirent aussi à la propriété des éléments du patrimoine culturel détenus par les institutions culturelles, ainsi qu’à en avoir la pleine disposition. Afin de répondre à ces besoins, l’OMPI offre dans le cadre de son Projet relatif au patrimoine créatif une formation pratique au recensement, à l’enregistrement et à la numérisation du patrimoine culturel intangible, à l’intention des communautés autochtones et locales ainsi que du personnel des musées des pays en développement. Ce programme est proposé en partenariat avec l’American Folklife Center de la Bibliothèque du Congrès et le Center for Documentary Studies aux États-Unis d’Amérique. Il permet d’acquérir les techniques documentaires et les compétences d’archivage nécessaires à une conservation du patrimoine culturel efficace et axée sur la communauté, ainsi qu’une formation à la propriété intellectuelle et un ensemble de matériel audiovisuel de base fourni par l’OMPI. Un projet pilote avec la communauté massaï du Kenya a été mené avec succès (voir “Renforcement des capacités – Propriété intellectuelle et savoirs traditionnels, Magazine de l’OMPI n 5/2009).
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Des années après, un couple de musiciens passionnés de “musique du monde” se rend au centre d’archives pour y trouver de la musique traditionnelle de la communauté X. Après avoir écouté un très grand nombre d’enregistrements, ils demandent des copies numériques de quelques pièces particulièrement intéressantes. Le centre d’archives, qui a pour mandat de faciliter l’accès du public à sa précieuse collection de musique de X., leur remet ces copies. Les enregistrements en question étant entrés dans le domaine public, ils sont libres de droits.
Quelques mois plus tard, un employé du centre d’archives qui est aussi membre de la communauté X., se rend à la discothèque locale où il est horrifié d’entendre, amalgamé à un morceau de musique de danse techno, un chant traditionnel X. Indigné, il rappelle le couple qui a pris des échantillons de la collection : les ventes du disque issues de ce “remixage” ont certainement rapporté beaucoup d’argent, et personne n’a demandé l’autorisation de la communauté ou du centre d’archives. Il sait qu’aucun versement de redevances n’a été effectué et doute que le nom de la communauté X. soit même mentionné sur le disque.
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Aux limites du cadre de la propriété intellectuelle
Les différentes étapes de l’important travail de protection et de préservation du patrimoine culturel (enregistrement, fixation, numérisation, diffusion, mise en circulation et publication) ne tiennent pas toujours compte adéquatement des droits et intérêts des communautés sources. Des expressions culturelles traditionnelles risquent ainsi d’être mises à la libre disposition des tiers, et cela d’une manière involontaire et contraire aux souhaits de la communauté source concernée. Il peut en résulter, par exemple, que des éléments culturellement sensibles fassent l’objet d’une exploitation commerciale par des tiers.
Une collection se trouvant dans une institution culturelle peut contenir des éléments sacrés ou confidentiels dont des règles coutumières limitent l’utilisation. Les régimes de propriété intellectuelle permettent parfois d’utiliser des expressions culturelles traditionnelles sacrées, spirituelles ou autrement significatives d’un point de vue culturel d’une manière considérée comme inappropriée par la communauté qui les a créées.
Le droit classique de la propriété intellectuelle considère souvent que les expressions culturelles traditionnelles appartiennent au domaine public (voir “Archives et musées – Équilibre entre protection et conservation du patrimoine culturel”, Magazine de l’OMPI n 5/2005). Des intérêts plus larges peuvent toutefois y être encore attachés, par exemple dans le cas d’un chant traditionnel, et donc imposer certaines précautions.
Un rôle pour la propriété intellectuelle
Comme le montre l’exemple ci-dessus, l’acquisition, la conservation, l’exposition, la communication et la réutilisation des éléments de collections d’expressions culturelles traditionnelles soulèvent des questions délicates, complexes et bien particulières. Qui est propriétaire de ces collections? Qui a droit de regard sur leur contenu? Qui est titulaire des droits de propriété intellectuelle s’y rattachant? Qui peut y avoir accès et comment doit-on les gérer et les utiliser? La liste est interminable.
Les réponses, en revanche, tiennent souvent en deux simples mots : propriété intellectuelle. Chacun des éléments d’une collection d’expressions culturelles traditionnelles a un “statut” de propriété intellectuelle, en vertu duquel il peut être protégé ou non. La gestion de l’accès à cette collection et de son utilisation fait donc inévitablement intervenir le droit de la propriété intellectuelle, ainsi que la politique et la pratique en cette matière.
Les institutions culturelles se situent à un point de rencontre entre les détenteurs des traditions et le public. Leurs activités les placent chaque jour dans une situation exceptionnelle consistant, d’une part, à permettre au public d’accéder au patrimoine culturel, de l’utiliser et de le recréer et, de l’autre, à protéger les expressions culturelles traditionnelles ainsi que les droits et intérêts de leurs détenteurs.
De nombreuses institutions et communautés ont mis au point des politiques générales et des pratiques de propriété intellectuelle en matière de préservation, d’accès, de titularité et de surveillance du patrimoine culturel. Ces stratégies, qui portent souvent sur des questions “éthiques” dépassant le cadre de la propriété intellectuelle classique, sont axées sur la modification des comportements, l’établissement de confiance et l’adaptation des modes de conduite.
L’OMPI élabore dans le cadre de son Projet relatif au patrimoine créatif des ressources pour la gestion stratégique des droits de propriété intellectuelle et des intérêts par les institutions culturelles, visant à assurer la conservation et la protection du patrimoine culturel. Ces ressources comprennent par exemple des enquêtes sur les expériences de propriété intellectuelle relatives aux pratiques d’archivage des institutions et des communautés autochtones et locales, une base de données consultable de codes, politiques et pratiques, et un projet de publication sur la gestion de la propriété intellectuelle et les expressions culturelles traditionnelles, à l’intention des musées, archives et bibliothèques.
Négociations internationales sur la protection des expressions culturelles traditionnelles |
Des négociations sur la protection des expressions culturelles traditionnelles sont en cours au niveau international, au sein du Comité intergouvernemental de la propriété intellectuelle relative aux ressources génétiques, aux savoirs traditionnels et au folklore (IGC) . Le Projet relatif au patrimoine créatif est un complément pratique de ces négociations.
Des projets de dispositions sur la protection sui generis des savoirs traditionnels et des expressions culturelles traditionnelles sont en cours de négociation. Ces dispositions visent notamment à répondre aux besoins de sauvegarde des expressions culturelles traditionnelles ainsi qu’aux aspects de propriété intellectuelle spécifiques à leur enregistrement et fixation. L’une d’elles prévoit par exemple que les mesures de protection des expressions culturelles traditionnelles ne s’appliqueraient pas à la fabrication d’enregistrements et d’autres reproductions d’expressions culturelles traditionnelles aux fins de les inclure dans des archives ou un inventaire visant à protéger le patrimoine culturel non commercial .
En septembre 2009, les États membres de l’OMPI ont renouvelé le mandat du comité intergouvernemental et adopté un plan de travail et un cadre de référence clairement définis afin d’orienter ses travaux au cours des deux prochaines années. Les États sont convenus que l’IGC tiendrait des négociations sur la base d’un texte, en vue de parvenir à un accord sur le texte d’un ou plusieurs instruments juridiques internationaux assurant la protection effective des ressources génétiques, des savoirs traditionnels et des expressions culturelles traditionnelles.
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