• «L’homme a adapté le monde à ses besoins»;

    «L’homme a adapté le monde à ses besoins»; Notre espèce a commencé très tôt à dominer son environnement. Une chercheuse française retrace son extraordinaire ascension

    «L’homme a adapté le monde à ses besoins»;

    Quel destin! L’homme a beau n’être qu’une espèce animale parmi beaucoup d’autres, il tient un rôle sans équivalent dans la nature. Son influence est devenue aujourd’hui si cruciale que certains scientifiques ont été jusqu’à décréter qu’il avait inauguré une nouvelle ère géologique, à qui ils ont donné son nom: l’anthropocène. Chercheuse associée au laboratoire SPHERE (Sciences, philosophie, histoire) de l’Université Paris 7, Valérie Chansigaud revient dans un livre sur cette «histoire mouvementée».

    Le Temps: L’énorme influence que l’homme exerce sur la nature n’est pas «accidentelle», dites-vous. Elle n’est pas liée à un événement précis, comme la révolution industrielle, ni même à une culture particulière, comme la civilisation occidentale… D’où vient-elle alors?

    Valérie Chansigaud:Lorsque je me suis plongée dans cette histoire, la question du début s’est tout de suite posée. Or, plus j’avançais dans ma recherche, plus j’étais contrainte de remonter dans le temps. L’homme a bâti son succès sur la transformation de son environnement, dans le but de rendre le monde toujours plus propice à sa survie. Il a déployé là une stratégie extraordinairement efficace, puisqu’il a ainsi conquis, en quelques dizaines de milliers d’années, la totalité des terres émergées, à l’exception de l’Antarctique. D’autres espèces en ont forcément pâti.

    – A quand remonte le début de cette emprise?

    – Il existe deux écoles à ce sujet. La première avance que la transformation du milieu naturel et la disparition de nombreux grands animaux au terme de la dernière période glaciaire s’expliquent par des modifications du climat. La seconde estime que ces phénomènes ont été causés par l’homme. La controverse, qui date d’il y a 30 ou 40 ans, n’est toujours pas tranchée. Mais les chercheurs qui privilégient l’influence humaine possèdent, à mon avis, quelques bons arguments. La grande faune [dont les représentants pèsent au minimum plusieurs dizaines de kilos] a ainsi disparu voici 10000 à 15000 ans en Amérique du Nord, et quelques milliers d’années plus tard dans les Caraïbes. Il s’avère qu’aucun changement climatique n’explique un tel décalage. En revanche, chacune de ces deux dates correspond à l’arrivée de l’homme. Le début de cette emprise remonte donc, selon moi, à la préhistoire.

    – Les peuples modernes de chasseurs-cueilleurs ont la réputation de vivre en harmonie avec la nature. Qu’en pensez-vous?

    – C’est là une image vivace, qui renvoie au mythe chrétien de l’innocence originelle et d’un début des temps figé, où l’homme n’aurait connu aucune évolution. Elle me laisse sceptique. Nombre d’études archéologiques et ethnographiques montrent à l’inverse que l’arrivée de populations humaines, même réduites, provoque un dépeuplement presque immédiat de la grande faune. Et ce pour deux raisons: la chasse, qui atteint régulièrement des niveaux importants, et la peur, qui suit l’arrivée de tout nouveau prédateur. L’idée que l’homme installe dans la nature un paysage de peur ne nous est pas agréable, notamment lorsque nous parlons de peuples premiers. Mais c’est juste la réalité.

    – L’homme pèse sans doute sur la nature depuis longtemps. Son impact n’en a pas moins augmenté de manière considérable dans la période récente…

    – Tout à fait. Il faut cependant préciser que cette évolution a été progressive. Elle n’est pas l’apanage de la révolution industrielle. Chaque grande civilisation a accentué la pression sur l’environnement. Des travaux tendent à prouver, par exemple, que la Chine antique a exercé une influence très destructrice sur la nature. Plus destructrice encore que les Etats du bassin méditerranéen à la même époque. Cela dit, en donnant à la civilisation européenne les moyens de s’étendre dans le monde entier, la Renaissance a suscité un bouleversement d’une ampleur sans précédent. Elle a provoqué la création des plus grands empires de l’histoire et la mise en place d’un système économique basé sur le pillage et la destruction de la nature comme de l’homme. L’exploitation des Caraïbes a causé rien moins que la disparition des peuples indiens autochtones, puis le transfert de multitudes d’esclaves en provenance d’Afrique. L’histoire de la domination de la nature par l’homme est inséparable de celle de la domination de l’homme par l’homme.

    – Qu’est-ce qui caractérise ce début de XXIe siècle?

    – Nous sommes passés d’impacts locaux à des impacts globaux. Le réchauffement climatique en est un bon exemple, puisqu’il est le produit d’émissions provenant d’un peu partout, et qu’il affecte en retour l’atmosphère dans son entier. Le modèle économique dont j’ai parlé, qui promeut un enrichis-sement sans limite au détriment de la nature, a été intégré par la quasi-totalité des pays du monde.

    – Parallèlement, la révolution industrielle a favorisé l’apparition d’un large mouvement de protection de la nature…

    – Effectivement. L’émergence de la société industrielle s’est accompagnée de toutes sortes d’excès qui ont soulevé de vives inquiétudes. Il en est résulté un puissant courant humaniste, qui s’est déployé sur plusieurs fronts, de la lutte contre l’esclavage à la défense des droits de la femme, en passant par la promotion d’une éthique concernant les animaux. Le mouvement de défense de la nature ne s’est pas constitué en opposition à l’homme, comme on le dit souvent. Il s’inscrit tout au contraire dans une démarche générale de moralisation de la société. Le principe sous-jacent est qu’en acquérant un pouvoir considérable sur la nature, l’homme s’est imposé une responsabilité particulière envers elle.

    – La même sensibilité règne-t-elle encore aujourd’hui?

    – Non, pas exactement. Le mouvement de défense de la nature a évolué sous l’influence des ­scientifiques pour devenir plus technique et moins morale.

    Si la construction d’un port dérange une colonie d’oiseaux,

    on trouvera toutes sortes d’experts pour évaluer la situation avec précision et organiser avec minutie le déplacement des oiseaux. Peu de gens, en revanche, se poseront des questions sur l’opportunité de construire un port. Je ne juge pas une telle attitude. Je me contente de la constater.

    L’Homme et la nature – Une histoire mouvementée, de Valérie Chansigaud, Ed. Delachaux et Niestlé, Paris, 2013.


    AU 
     

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