• Propriété intellectuelle des peuples premiers

     

    Biodiversité : la longue route de Nagoya

    Publié le 16-07-2012

     


    Il avait été présenté comme « historique ». Adopté en octobre 2010 au Japon, le protocole de Nagoya sur les ressources génétiques naturelles entrera en vigueur au plus tôt en 2014. Alors qu'une réunion d'étape vient d'avoir lieu à New Delhi, plusieurs points de désaccord subsistent.

    De l’entreprise Pierre Fabre qui dépose la marque « Argane » en 1983 pour sa gamme cosmétique à base d’huile d’argan, alors que le mot et l’huile font partie des savoirs traditionnels marocains, au Texan RiceTec Inc. qui dépose un brevet aux Etats-Unis sur un riz aromatique «Basmati » , les exemples d’exploitation commerciale d’une ressource génétique traditionnelle, ou d’un savoir indigène sans l’accord de la communauté d’origine, sont légion. C’est pour lutter contre ces dérives et contre la biopiraterie que le protocole de Nagoya a été adopté, par les signataires de laConvention sur la Biodiversité (CBD) le 29 octobre 2010. Conçu comme un complément à la CBD de 1992, le protocole régule l’accès et le partage des ressources génétiques et des savoirs traditionnels, un objectif qui faisait précisément partie de la CBD…mais qui était resté lettre morte. Presque deux ans plus tard, les réunions de travail sur le protocole se succèdent, mais il reste plusieurs obstacles à son application.

    Tout d’abord, cinq états seulement l’ont ratifié, sur les 92 signataires alors que cinquante ratifications sont exigées pour l’entrée en vigueur. Ensuite, de nombreuses zones de flou et de désaccord subsistent, y compris après la dernière réunion du comité « ICNP2 » qui vient de se terminer et dont l’objectif était justement de surmonter ces points de blocage. Ces obstacles feront-ils capoter le protocole? Probablement pas. En fait, la plupart des observateurs tablent sur leur résolution prochaine et la CBD elle-même prévoit une entrée en vigueur du protocole en 2014. Pour Claudio Chiarolla, chercheur à l’IDDRI, les désaccords expriment des rapports de force presque classiques entre groupes de pays, dans une négociation où chacun essaie d’obtenir le maximum… Mais malgré ces tiraillements, les cinquante ratifications devraient intervenir d’ici 2014 (note 1) et permettre l’entrée en vigueur du Protocole lors de la douzième Conférence des Parties (COP) de la CBD, fin 2014 en Corée du Sud.

    LES COMMUNAUTÉS INDIGÈNES CONTRE LES BREVETS

    Après des mois passés chez les Indiens Wapishana d’Amazonie, Conrad Gorinsky, un ethnobotaniste de Guyane, a réussi à breveter le « tipir », substance antibiotique de l’arbre sacré Ocotea rodiaei, sans l’accord des Indiens. Etudiant en pharmacologie et futur entrepreneur, Loren Miller a quant à lui breveté la célèbre Ayahuasca, boisson shamanique qu’il avait ramenée en douce d’Equateur. Parfois ce sont les laboratoires pharmaceutiques ou les entreprises du secteur biotech qui sont mis en cause, comme Genencor, qui a vendu une enzyme trouvée dans un lac du Kenya à Procter & Gamble, sans que les riverains du lac en retirent aucun bénéfice. Autre exemple célèbre, celui de l’entreprise Phytopharm, qui a obtenu un brevet exclusif sur lecactus sud-africain Hoodia , pour fabriquer un médicament coupe-faim contre l’obésité.  Jusqu’à présent, les recours pour violation de propriété intellectuelle ont été la principale – et coûteuse - arme de défense des communautés indigènes: le brevet de Gorinsky a ainsi pu être invalidé par le British Patent Office et celui de Miller par la U.S. Patent & Trademark Office. Mais derrière ces réussites, combien de brevets ont été exploités, sans que les communautés d’origine aient été associées?

     

    Partage des bénéfices liés à l’exploitation des ressources génétiques

    Du 3 au 6 juillet, ce sont donc 500 représentants d’Etats, d’agences onusiennes et d’ONG qui se sont réunis à New Delhi, pour avancer sur la définition précise des mécanismes du protocole de Nagoya. Plusieurs sujets épineux figuraient au menu, à commencer par le « mécanisme multilatéral global de partage des bénéfices » (article 10 du protocole) très attendu par le groupe des pays africains. « Ce mécanisme doit permettre de traiter les cas où l’exploitation d’une ressource génétique est accordée par un pays à une entreprise ou à un organisme de recherche, alors que la ressource est aussi présente dans un pays voisin. Surtout, pour les pays d’Afrique, il doit aussi organiser un partage des avantages tirés de ressources collectées par les pays du Nord dans les pays du Sud, avant le protocole, par exemple via leurs jardins botaniques ou des banques génétiques », explique Krystyna Swiderska de l’IIED .

    Parmi les autres pommes de discorde, figurent les mécanismes de contrôle et d’éventuelles sanctions, ou encore la mise en place d’une chambre de compensation : cette instance servira à délivrer les « certificats internationaux de conformité », sortes de permis d’exploiter les ressources génétiques. La chambre doit-elle être totalement transparente, comme le demandent les ONG ? Ou doit-elle préserver la propriété intellectuelle, comme le veulent les entreprises ? Après une semaine de discussions, plusieurs questions restent ouvertes. L’ICNP2 a malgré tout réussi à se mettre d’accord sur huit recommandations, dont la création d’un groupe d’experts sur le premier sujet conflictuel (le mécanisme multilatéral de partage) et le lancement prochain de la chambre de compensation, en version pilote. Les recommandations devraient être validées par la prochaine conférence COP de la Convention sur la biodiversité, qui se déroulera à Hyderabad (Inde) en octobre 2012.

    Sans attendre ces échéances, plusieurs entreprises utilisatrices de ressources génétiques ont lancé des initiatives liées à la biodiversité. Ainsi en 2007, un petit groupe d’entreprises créait l’Union for Ethical BioTrade, une association et un label qui affirme sa conformité avec l’esprit du protocole. Du côté des multinationales, L’Oréal déclare par exemple avoir développé une procédure sur les brevets qu’elle utilise, « pour évaluer l’acceptation sociale et le risque de biopiraterie, (…) et pour s’assurer que les intérêts de détenteurs du savoir traditionnel sur les extraits naturels sont compris et respectés ». Quant au laboratoire Pierre Fabre, un jugement du Tribunal de Grande Instance de Paris a déclaré nul l’enregistrement de la marque Argane en décembre 2011. Mais l’entreprise a décidé de faire appel. D’après Claudio Chiarolla de l’IDDRI, d’autres entreprises s’activent pour déposer des brevets, cette fois sur le terrain de la haute mer. Et pour cause : la biodiversité des eaux extra-territoriales est du ressort d’une autre convention, celle sur les Océans, trop laxiste, et dont la renégociation est au point mort.


    (1) Lors de la réunion de New Delhi, le représentant de l’Union Européenne à l’INCP a précisé qu’il ferait une proposition à l’automne, pour une ratification du protocole par les 27 pays de l’Union. La France a signé le protocole en septembre 2011 mais ne l’a pas encore ratifié.

    Thibault Lescuyer 
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